Des nids de démocratie · 15 novembre 2020

Le Palais Bourbier

C’est bien connu, la France est un millefeuille administratif dans lequel une accumulation d’organisations évolue dans une cacophonie majestueuse trop souvent dénuée d’objectifs concrets. De temps en temps, on nous propose de contribuer à décider de l’orientation politique de quelques-unes des organisations qui composent ce système moribond par le biais d’une élection.

En tant que citoyens, inscrits sur les listes électorales, nous avons notamment la possibilité de voter pour les personnes qui légifèreront pour nous au sein de l’Assemblée nationale tous les 5 ans, lors des élections législatives.

L’Assemblée nationale rassemble 577 députés, chacun est élu par un scrutin majoritaire uninominal à deux tours dans l’une des 577 circonscriptions françaises. Les circonscriptions françaises sont l’un des nombreux échelons de notre célèbre millefeuille administratif qui n’est utilisé que dans le cadre des élections législatives. Elles découpent le territoire, en respectant les limites des départements, de manière à ce que chaque élu le soit par une portion de la population correspondant à une zone géographique précise et cohérente au regard du découpage départemental et du découpage territorial local déjà en vigueur (cantons, territoires, pays, communautés de communes…). 

Nos députés, des législateurs, sont donc des personnes élues par une population déterminée en fonction d’une zone géographique. Toutefois, n’importe qui peut se présenter dans n’importe quelle circonscription sans avoir à y résider. Une personne qui vivrait à Strasbourg, inscrite sur la liste électorale de sa ville, pourrait se présenter sur une circonscription de Bretagne sans être inquiété de voir sa candidature refusée. La seule inquiétude que cette personne pourrait avoir serait de ne pas être suffisamment implantée localement pour être élue. Mais cette inquiétude peut très vite être balayée par l’assurance d’un réservoir de voix lié à son appartenance politique ou à une notoriété personnelle qui dépasserait le cadre local.  

On imagine facilement que, quel que soit l’endroit où il se présenterait en France, Jean-Jacques Goldman aurait plus de chances que Jean-Michel Anonyme d’être élu député. 

Cette liberté de candidater n’importe où n’est pas forcément bien vue de la part de l’électorat local qui a tendance à considérer qu’un député, et donc une personne qui a la capacité de légiférer et le devoir de faire le lien entre l’échelon national et la population qui l’a élu, est obligatoirement un enfant du pays, parce que personne d’autre qu’un enfant du pays ne pourra mieux les comprendre et les représenter. La loi ne prévoit pas qu’un député doit être un enfant du pays. La loi prévoit qu’un député est élu sur candidature auprès d’une certaine population. Bien sûr, si vous êtes candidat, vous ne pouvez l’être qu’à un seul endroit à la fois, mais si vous êtes élu, l’endroit sur lequel vous avez jeté votre dévolu comptera alors sur vous pour écouter ses doléances et assurer le relai avec l’échelon national.  

Les élections législatives sont finalement une sorte d’entretien d’embauche pour devenir, dans le cadre d’une sorte de contrat à durée déterminée de 5 ans, le législateur et porte-parole d’une partie de la population française à l’Assemblée nationale. Un « contrat à durée déterminée de 5 ans » sur lequel l’employeur, autrement dit l’électeur, n’a absolument aucun moyen de mettre fin avant son terme, et durant lequel l’employé, autrement dit le député, est libre de renier tout ou partie de ses engagements pris lors de l’entretien d’embauche, autrement dit, lors de la campagne électorale qui a mené à son élection. 

La plupart des personnes qui se présentent à cette élection le font au nom d’un parti politique, et nombreux sont les partis politiques qui envoient certains de leurs poulains concourir à une législative dans une autre circonscription que celle dans laquelle ils résident. Cette pratique, qui vise à envoyer des candidatures dans certaines circonscriptions, pour être efficace, doit s’accompagner d’une analyse fine de la carte électorale, chaque parti politique étudie minutieuse les scores des candidatures des leaders des différents partis politiques à l’élection présidentielle qui précède, scores qu’ils pondèrent avec leurs différents scores aux différentes élections, régionales, européennes, législatives précédentes, pour déterminer les circonscriptions dans lesquelles ils ont le plus de chances d’avoir des élus. Ainsi, les poulains partisans sont envoyés avec une bonne longueur d’avance sur les enfants du pays, souvent apartisans, parfois issus de partis politiques locaux ou moins importants que les grands partis nationaux, parfois même issus de ces mêmes partis politiques, qui pourraient vouloir concourir à cette élection pour représenter, avec bonne foi, leurs concitoyens à l’Assemblée nationale, mais qui se retrouveraient soit étouffés, soit écrasés par des poulains surmotivés dopés aux statistiques électorales et peu sensibles aux affects locaux. 

Ainsi agissent les grands partis politiques. En 2017, Jean-Luc Mélenchon est allé se présenter à Marseille, la circonscription dans laquelle, au regard de son score à l’élection présidentielle quelques mois plus tôt, il avait le plus de chance d’être élu. En fait, dans cette circonscription, on aurait presque pu mettre un âne avec l’étiquette de la France Insoumise tellement le score de ce parti était élevé. Oui, n’importe qui avec l’étiquette France Insoumise aurait pu être élu à cet endroit, y compris Sophie Camard, « la locale de l’étape », qui se serait sans doute bien vue députée, mais qui a été reléguée au rang de suppléante.  

Quant à la garde rapprochée de Jean-Luc Mélenchon, elle s’est partagée la quinzaine de circonscriptions les plus intéressantes, éjectant tous les enfants du pays ou militants engagés localement qui auraient souhaité représenter la France Insoumise et leurs concitoyens à l’Assemblée nationale, et les voici aujourd’hui, fiers élus républicains, qui trônent dans l’opposition, tel qu’ils l’avaient finement calculé. Cela ne vous a jamais surpris de voir qu’étrangement, toutes (ou presque) les personnes élues de la France Insoumise étaient des proches ou très proches de Jean-Luc Mélenchon, ou parmi les plus connus des membres de ce parti ?  
Est-ce que ça me surprend ?  
Non. 
Est-ce juste pour les représentants locaux de ces mêmes partis, très investis sur leur territoire, de se voir voler par un parfait inconnu la possibilité de voir leurs efforts couronnés par leur élection à l’Assemblée nationale ?  
C’est le jeu.  
Les règles sont ainsi faites.  

On appelle vulgairement cette pratique le « parachutage ». J’aimerais dire que la France Insoumise fut le premier parti politique à y recourir, mais c’est finalement une pratique très commune que tous les partis politiques traditionnels connaissent très bien.  

Si je considère qu’une élection ne devrait pas se jouer sur des histoires de statistiques et de placement de poulains, je ne crois pas pour autant qu’une candidature à l’élection législative devrait impérativement être issue de la circonscription concernée, je crois que nous devons cultiver cette possibilité de se présenter ailleurs que chez soi, et j’irais même plus loin en imaginant que généraliser cette pratique pourrait drastiquement limiter les dérives que peuvent être amenés à avoir certains élus dont les intérêts privés pourraient entrer en conflit avec le mandat pour lequel ils ont été élus. Et puis, peut-être qu’une personne qui n’est pas issue de sa circonscription d’élection aura plus de facilités à conserver à la fois une distance suffisante avec son électorat tout en entretenant une ouverture au dialogue équitable avec chacun de ses électeurs, indépendamment de ses affinités ou de ses intérêts personnels.  

C’est pour cela aussi que je considère que le découpage électoral géographique de notre pays n’est plus à l’ordre du jour. Puisque nos élus doivent légiférer au sein d’une Assemblée nationale, puisqu’ils sont élus davantage en raison de leur appartenance politique que pour leur ancrage local, puisque Jean-Luc Mélenchon, qui n’avait jusqu’alors jamais foutu les pieds dans certains quartiers de sa circonscription, a pu se faire élire à Marseille, puisque tous les partis politiques se servent des statistiques électorales pour calculer les endroits qui leur sont le plus favorables en dépit des forces locales qui pourraient envisager de se représenter par elles-mêmes, quel sens y’a-t-il a conserver un découpage électoral géographique ? 

Par ailleurs, le dernier découpage a été réalisé par Alain Marleix, membre de l’UMP et spécialiste des élections, en 2010, il fut adopté en 2011, et appliqué pour la première fois en 2012, il avait à l’époque été dénoncé par la gauche car il était considéré favorable à la droite.  

En 2012, la droite perdait l’élection présidentielle, mais surtout, elle perdait dans la foulée, et de très peu ses sièges malgré la présidence de gauche nouvellement élue, la majorité à l’Assemblée nationale. Le découpage dit « Marleix » était peut-être favorable à la droite, il ne leur a pas permis de conserver la majorité mais il ne leur a pas non plus été défavorable, leur permettant de conserver un nombre suffisant d’élus pour continuer à peser assez lourd face à une gauche divisée qui ne tenait sa majorité que par la présence d’un groupe d’élus écologistes suffisamment important pour peser. 

Ce découpage de notre carte électorale en circonscriptions n’a pas été remis à jour depuis 2011, et depuis le début de la Vème République, il n’y a eu que trois découpages différents, à chaque fois ce fut des ajustements surtout liés à l’évolution démographique des différentes circonscriptions. Mais surtout, dès lors qu’un découpage était proposé, les gouvernements en charge de ce découpage étaient systématiquement pointés du doigt par leurs opposants pour avoir tenté de chercher à favoriser leur propre parti politique, autrement dit, accusés de charcuter la carte pour avoir davantage d’élus et conserver ainsi la majorité des sièges de l’Assemblée nationale. Oui, c’est plus pratique pour un gouvernement d’être soutenu par une Assemblée nationale majoritairement en sa faveur, même si cette majorité est de plus en plus difficilement opposée au Gouvernement depuis que Jacques Chirac, alors Président, a eu la merveilleuse idée d’inverser le calendrier des élections, la présidentielle se déroulant avec les législatives, l’électeur étant conscient du nom de son président pour les 5 prochaines années, il sera plus enclin à voter pour une candidature de « la majorité présidentielle », même si le candidat est un parfait inconnu, plutôt que pour n’importe quelle candidature qui pourrait mettre en difficultés le pouvoir en place.

Cette inversion du calendrier favorise l’effet « majorité présidentielle », le découpage électoral favorise l’élection de députés issus des plus gros partis politiques, et ajoutez à cela qu’il s’agit d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, très favorable aux gros partis politiques, vous avez là la recette pour orienter un pays vers le bipartisme.

Jusqu’au début des années 2000, ce bipartisme rassurant était incarné par deux, voire trois forces politiques plus ou moins solides : La gauche, la droite, le centre.  
À gauche, le Parti Socialiste et le Parti Communiste ainsi que diverses forces politiques plus ou moins grosses, plus ou moins fiables. 
À droite, les Républicains, autrefois l’UMP, autrefois le RPR, une époque où une alliance avec la droite extrême était inconcevable.
Au centre, des transfuges de la gauche et de la droite qui se retrouvaient autour de diverses idées et qui cherchaient, en se rassemblant, à créer un gouvernement de consensus.

Et puis les lignes ont commencé à bouger, des partis moins gros ont commencé à grossir, les gros partis, les plus anciens, ont commencé à péricliter, les joueurs ont changé, mais les règles du jeu, elles, n’ont pas bougé depuis le début des années 2010.

C’est en 2017 que le jeu a été bousculé d’une manière irrévocable.

5 à 6 gros partis politiques s’affrontent aujourd’hui dans un jeu prévu pour beaucoup moins, et au moins 10 à 15 partis politiques seront sans doute représentés sur tout le pays en 2022, aux législatives comme à la présidentielle.

34 partis avaient présenté une liste aux européennes en 2019, 11 candidatures avaient été déposées lors de la présidentielle de 2017, et malgré tous les efforts de La République En Marche pour étouffer toutes les forces qui pourraient émerger, il n’y a aucune raison de croire que ces nombres diminueront un jour, et si on considère cette pluralité partisane comme une manifestation réelle de la démocratie, il n’y a aucune raison d’espérer que ces nombres diminuent un jour, bien au contraire.

L’Assemblée nationale aujourd’hui n’est absolument pas représentative des affinités politiques de la population.

Déjà, pour l’être réellement, compte tenu du scrutin actuellement en vigueur, il faudrait que nos députés soient élus par plus de la moitié des électeurs de chaque circonscription. Ce n’est globalement pas le cas. 

Ensuite, pour être représentative de la population d’un pays, compte tenu des moyens technologiques à notre disposition aujourd’hui, une Assemblée ne peut plus être élue par circonscription sur un découpage géographique arbitraire et qu’un gouvernement craindra de mettre à jour, bien que cette mise à jour est contrainte par la loi, de peur d’être soumis à la critique d’une opposition qu’une telle opportunité ravirait.  

Alors comment devrions-nous élire nos députés aujourd’hui ? 

Je ne suis pas partisane de la représentativité par l’élection telle que prévue dans notre code électoral.

Je ne crois pas qu’il soit pertinent, ni équitable, d’élire une personne pour qu’elle décide à notre place de nos lois sans que nous ayons la possibilité d’intervenir, et ce pendant 5 longues années. À ce système, je lui préfère la démocratie délégative. 

Mais dès lors que nous décidons d’adopter un système représentatif, il se doit d’être équitable pour que notre Assemblée nationale représente réellement les orientations politiques de notre pays, et pas des pseudos majorités géographiques. 

Par ailleurs, l’ancrage local d’un député, compte tenu de son rôle de législateur, de la quantité d’autres échelons locaux déjà existants et de l’évolution des technologies de l’information, ne me semble plus vraiment nécessaire aujourd’hui. Cela ne signifie pas qu’un député ne doit plus être au contact du terrain, bien au contraire, je pense qu’un député doit être au contact du terrain mais surtout qu’il doit être au contact de tous les acteurs d’un domaine que son rôle de législateur l’amènera à étudier, et que ce contact ne saurait se restreindre à sa seule zone géographique d’élection.  

Aussi, nous pourrions envisager aisément d’élire nos députés à la proportionnelle intégrale sur tout le territoire, tout comme nous élisons nos députés européens.  

Ainsi nous cesserons de feindre une élection locale d’un représentant partisan national et nous transformerons l’élection législative en ce qu’elle est réellement, une élection partisane.  

Ainsi, les forces politiques portées par les électeurs seraient plus justement représentées à l’Assemblée nationale. 

Ainsi, aucune voix ne serait perdue au profit d’un vote utile pour un élu souvent très éloigné de nos idées. 

Ainsi, cette sensation de bipartisme, justifiée par le deuxième tour de cette élection, qui se joue bien souvent entre deux gros partis politiques, disparaitrait enfin. 

Ainsi, notre pays entamerait son long chemin vers une représentativité politique nationale équitable et juste. 

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Sources